Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat
À son image, adapté du roman de Jérôme Ferrari, fonctionne comme le miroir au féminin d’Une vie violente, avec, en son centre, un personnage qui offre un point de vue rarement représenté : celui d’Antonia, compagne d’un militant nationaliste ayant embrassé la lutte armée. Comment s’est passée votre rencontre avec cet auteur ? N’est-ce pas aussi la première fois que vous écrivez à partir de personnages de fiction ?
Je n’avais jamais fait d’adaptation, c’est vrai, et À son image m’a permis de me confronter à l’exercice, avec l’écriture de Jérôme Ferrari, qui est mon contemporain. Il explore des territoires de fiction, politiques et historiques, qui me sont familiers, mais de façon radicalement différente.
À la lecture de À son image, j’ai été vite captivé, mais aussi troublé, parce que je venais de finir Une vie violente et j’ai eu l’impression que le roman, d’une certaine façon, dialoguait avec mon film. Dans un premier temps, j’ai pensé que ce serait idiot de l’adapter, parce que ce serait vouloir refaire la même chose en changeant juste les personnages… mais, curieusement, c’est exactement cela qui m’a donné envie de le faire. Refermant le roman, j’en ai tout de suite parlé à mon producteur, Frédéric Jouve, qui en a acquis les droits.
Ce personnage de jeune femme qui traverse plus de deux décennies d’histoire, ses questionnements liés à sa pratique de photographe et plus généralement à l’image, m’ont passionné. C’est également une chronique politique, tout comme Une vie violente, mais cette fois à partir du point de vue d’un personnage féminin, qui est à la fois dedans et dehors. Dedans, parce que c’est son groupe d’amis qui se jette dans la lutte et elle y est donc au cœur. Et dehors, parce qu’elle n’y participe pas directement, et que sa pratique de la photo met une distance, physique, critique, un filtre entre elle et ce qui se passe à l’extérieur.
La nouveauté pour moi, c’est en effet que le point de départ est un roman. Les événements politiques qui rythment le récit sont historiques (ils appartiennent aussi à mes propres souvenirs d’enfant et d’adolescent) : l’affaire Bastelica-Fesch, le double homicide de la prison d’Ajaccio, la mort de Robert Sozzi, la scission au sein du FLNC… mais les personnages sont de purs personnages de littérature. Pour moi, qui ai fait jusque-là seulement des films dont les personnages sont inspirés de personnes qui ont existé, c’était excitant, mais aussi un peu flippant.
On trouve dans ce texte à la fois une réflexion sur la photographie, son rapport au réel et à la disparition ; un requiem pour une photographe défunte ; le portrait d’une amoureuse ; une plongée dans l’histoire contemporaine de la Corse…
Jérôme Ferrari parvient à redéfinir à travers ses romans l’imaginaire de ce territoire qu’est la Corse et que nous avons en commun. Dans À son image, il génère une émotion que je reconnais tout de suite, et qui vient des profondeurs de notre culture, de notre société, et il le fait tout en rejetant toute forme de folklorisme ou d’exotisme à la Maupassant, à la Mérimée.
Il met en tension la trajectoire de cette photographe avec des épisodes marquants de l’histoire politique contemporaine ; je retrouve chez lui la force de grands récits très ancrés et très violents et qui m’ont bouleversé chez Leonardo Sciascia ou Mario Vargas Llosa, par exemple.
Le temps d’une séquence, votre film nous embarque hors de Corse, à Belgrade…
Cette guerre en ex-Yougoslavie fut un traumatisme, d’abord pour les peuples de toutes les anciennes républiques, bien sûr, mais aussi pour l’Europe entière. Comme le fut la décennie noire algérienne des mêmes années 90. Deux guerres civiles terribles. On entend d’ailleurs la voix de Cheb Hasni dans le film. Nous vivons aujourd’hui une période de violence extrême liée à plusieurs conflits simultanés de haute intensité, mais les années 90 étaient aussi abominables de ce point de vue. Antonia est donc prise dans le climat global, en Corse et ailleurs. Cette partie belgradoise, évocation du début du conflit en ex-Yougloslavie, ouvre faussement le film et offre pour moi un contrechamp visuel et politique à la fois fort, mais là encore très peu exotique.
En quoi le personnage d’Antonia vous touche-t-il ?
J’ai voulu faire du cinéma parce que je trouvais que ce qui se passait en Corse, les lieux, l’histoire, les gens bien sûr, tout offrait une matière de cinéma inépuisable, inédite et splendide. Antonia est une jeune photographe de Corse-Matin totalement connectée à l’histoire de l’île de ces années-là. C’est un personnage puissant, inédit même dans la fiction contemporaine, dont le rapport aux images résonne pour moi avec ce qu’est la mise en scène et l’écriture au cinéma.
J’ai peut-être en commun avec elle une relation ambivalente et viscérale à ce territoire. Mais cette relation est aujourd’hui sans doute moins douloureuse chez moi que chez elle. Je dirais que je suis touché par les choses de manière plus proustienne qu’elle. Je tente de filmer ce que je vois et qui me bouleverse de ce peuple et de son histoire récente. Je suis plus attendri qu’elle. Elle est plus radicale, fait moins de concessions. Elle porte un regard critique et parfois cruel sur ce qui l’entoure.
Dans un premier temps du moins, elle dénigre ce qu’elle a sous les yeux, comme si elle ne trouvait rien ou très peu digne d’être photographié ou peut-être ne parvient-elle pas à montrer ce qu’elle voit. Comme si ses photos souffraient toujours d’un surplus ou d’un déficit de signification. C’est ce qui est dit dans le film et dans le roman : « Sous son objectif, ses amis ressemblaient à des personnages de tragédie en proie à d’indicibles tourments, alors que le problème était précisément l’absence totale de tragédie ». C’est ce petit décalage entre ce qu’elle voit et sent, et le résultat une fois sur le papier qui la trouble et peut-être même la blesse. C’est le chemin par lequel elle passe, en tout cas. Ce qui ne l’empêche pas de chercher, de faire ses propres travaux, d’essayer. Mais la satisfaction n’est pas au rendez-vous. Elle a besoin de plus, de plus de sens, de plus d’Histoire, de plus de vérité.
Cela donne lieu à une scène de comédie avec son rédacteur en chef…
Antonia supporte mal l’absence d’urgence ou de nécessité propre à son travail à Corse-Matin. Tout comme elle abhorre le mauvais récit que l’on fait des choses, ou les légendes qui se construisent en faisant fi de la vérité. Pour elle, ses amis d’enfance cachés derrière des cagoules, c’est du théâtre, de la mise en scène, elle a du mal à croire avec eux à cet engagement, et encore moins peut-être, au militantisme.
Cela d’autant plus qu’Antonia est maintenue par Pascal dans l’hors-champ de son combat ?
Sans doute. Mais dans un premier temps seulement, car tout n’est pas pour elle assujetti à ce que vit Pascal, loin de là. Elle peste, c’est vrai, du moins au début, d’arriver toujours après la bataille, de se sentir en dehors ou en retard. Pas au cœur. C’est un sentiment que j’ai pu éprouver aussi. Mais aujourd’hui, c’est justement ce qui peut m’intéresser. C’est pour ça que j’aime tant un certain cinéma taïwanais et chinois, qui ne filme jamais l’événement même, mais ce qui vient avant ou après. Filmer ce qui reste ou bien ce qui annonçait les choses. Au fond, Antonia parvient aussi à être touchée par des choses plus petites ou plus fragiles, mais elle meurt au même moment.
Vous retrouvez Jeanne Aptekman au scénario pour la troisième fois. En quoi ce roman se prête-t-il à un film ?
Je dirais l’inverse, un livre ne s’y prête pas… c’est d’ailleurs la question : pourquoi faire un film d’un roman qui n’en n’a absolument pas besoin ? Le livre existe très bien sans un film à côté. Alors, pourquoi en faire une adaptation ? Est-ce qu’il s’agit de faire une traduction avec les outils du cinéma ? De saisir un motif ou un fragment du roman et de le transformer ou de l’isoler ? D’entreprendre une relecture de sa totalité ? Avant tout, je crois que j’avais envie de passer plus de temps avec ce texte et de dialoguer avec.
Avez-vous travaillé avec Jérôme Ferrari ?
Nous avons travaillé avec son livre. Ce qui ne veut pas dire que nous ne nous sommes pas parlé, que nous ne lui avons pas fait lire une version ou deux, que je ne l’ai pas assommé de questions. Mais il a été assez élégant pour nous faire confiance et même nous laisser croire, à Jeanne et à moi, que, puisqu’on était plongés dedans, nous devions à présent mieux connaitre le texte que lui ! Ce qui, bien sûr, est faux. Il a assez confiance dans son écriture pour ne pas craindre qu’un film pourrait la trahir. Il était intéressé par le processus, curieux, je crois, de savoir qui allait jouer qui, voir le visage des actrices et des acteurs ; il est aussi venu quelques fois lors de sessions de travail avec les comédiens. Mais il nous a vraiment laissés très libres. Nous l’avons beaucoup sollicité pour la partie serbe, celle de la guerre en ex-Yougoslavie - partie qui était un peu abstraite pour moi. J’avais du mal à imaginer les lieux, la Voïvodine, Belgrade, Vukovar, et lui connaît vraiment très bien toute cette histoire.
Pourquoi le choix de la voix off à la troisième personne ?
Ce n’est pas un film sur la parole, comme l’étaient peut-être mes deux films précédents, mais c’est vrai qu’est arrivé dans le processus, pas immédiatement mais assez vite, cet outil, cette voix off. C’est contradictoire, parce que cette voix, c’était pour nous un moyen pour que soit prise en charge une partie des dialogues et pour faire une économie de texte, mais en même temps, ça le remet ailleurs ! Le langage n’est pas absent du tout. On avait envie de ne pas oublier la littérature, nous avions à cœur de continuer à dialoguer avec le roman, même si le scénario allait probablement nous déporter assez loin du texte original.
Avec Jeanne, nous sommes allés voir la ressortie du Roman d’un tricheur de Sacha Guitry. Comme Jean Eustache et Marcel Pagnol, c’est toujours passionnant de regarder leurs films au moment d’écrire, à la fois justement pour cette foi qu’ils ont dans le langage, mais aussi parce que ce sont des auteurs très locaux, très français, même s’il n’est pas question dans leurs films de n’importe quelle France. Dans le film de Guitry, à la fois ça parle beaucoup et ça ne parle pas du tout. Il n’y a pas un seul dialogue dans le film, et en même temps une voix off omniprésente les dit à la place des personnages qu’on voit à l’image.
À qui appartient la voix narratrice de votre film ?
C’est celle de Simon ( joué par Marc’Antonu Mozziconacci), le jeune homme ami d’enfance et amoureux d’Antonia, qui entre dans la clandestinité avec les autres garçons de cette bande. Nous avions écrit cette voix avec Jeanne avant même de décider à qui elle appartiendrait. On a imaginé que ça pouvait être celle de son oncle, et même celle d’Antonia morte… Mais finalement, c’est en décidant que ça serait celle de Simon, qui est un peu comme son biographe, que quelque chose s’est ouvert.
Votre film s’ouvre en nous présentant Antonia : nous la découvrons dans une chambre, au téléphone avec sa mère. Cette séquence inaugurale se clôt par des rideaux déroulants, qui plongent l’espace dans l’obscurité : le décor se fait chambre noire…
C’était censé être le dernier plan du film, mais au montage, il est devenu le plan d’ouverture.
Enquête sur un scandale d’État débutait de manière inverse : votre personnage, au téléphone lui aussi, sortait de l’ombre avant d’y retourner à la fin. La dialectique de l’ombre et de la lumière est commune à ces deux films, a fortiori dans À son image, où il est question de photographie.
J’essaye de faire en sorte que le spectateur se trouve immédiatement dans un présent du récit, c’est-à-dire dans le même temps que celui du personnage. Le plan-séquence permet de donner cette impression de présent pur et sans trucage. C’est souvent ça pour moi qui guide l’écriture et le découpage : un plan égal un moment entier.
Ici, ce rideau déroulant crée de manière un peu dérisoire une métaphore photographique, et annonce peut-être la mort d’Antonia. Cette mort qui est un des mystères du film et du roman. J’aime beaucoup la tension entre le tragique et l’accident idiot. Antonia a pris la route encore un peu ivre de la veille, est éblouie, sort de la route et se tue. Elle sort du champ en pleine lumière. Quant à ce « prologue », puisqu’on m’a souvent reproché de ne pas filmer la fameuse beauté des paysages corses, eh bien voilà : la belle plage, le beau soleil, le mariage heureux, la belle musique italienne… et puis non ! J’appréhende le tragique comme un genre littéraire ou cinématographique avec lequel dialoguer, rien de plus, et surtout pas comme un élément qui définirait ce qu’est la Corse, ou ce qu’est cette communauté.
Tragique et comique traversent À son image. La séquence où les trois amies discutent dans la voiture, par exemple, est très drôle.
Cette présence de la comédie au milieu de choses plus graves ou même dangereuses est importante. Beaucoup de scènes sont pour moi des séquences de comédie. Presque toutes en réalité, même les plus violentes, ont quelque chose de burlesque. Mais je crois que l’humour, ça vient aussi beaucoup de l’esprit, de l’humour des actrices et des acteurs du film, et donc des personnages. Et de celui de Clara-Maria Laredo en premier lieu.
Votre film est scandé de séquences de groupe, où se déploie une énergie puissante.
J’aime beaucoup construire de grandes scènes de fête, avec du monde. Qu’est-ce qu’il y a de plus joyeux, de plus grisant ? La séquence de concert au début se rattache à des souvenirs personnels de concerts dans mon village (Bastelica, qui est aussi celui du film) interdits par la préfecture, où venaient jouer les grandes formations de l’époque, Canta u populu corsu, Chjami Aghjalesi (le groupe qu’on voit dans le film), les Muvrini.
J’étais enfant à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il régnait en Corse un climat de tension et d’effervescence politique. Ces concerts sont ce qui incarne au plus près le mouvement dit du Riacquistu, littéralement « la réappropriation ». Même s’il est impossible d’attribuer une date d’éclosion précise à ce mouvement, il est défini comme « le grand récit de la Corse d’après-guerre ». Durant au moins vingt ans, le Riacquistu a fortement contribué à ce que les Corses se réapproprient leur langue, leur histoire, leur héritage patrimonial, artistique et environnemental, mais aussi leurs droits historiques et politiques.
Au-delà de la dimension physique et bien sûr musicale, cette séquence me permet aussi de réinscrire l’engagement politique de ces années-là pour beaucoup de jeunes gens, dont les personnages du film : leur engagement qui n’est pas un choix, ou une position idéologique comme une autre, mais un acte de résistance nécessaire, de survie même.
La musique, de manière générale, joue un rôle phare dans votre film. Dans une belle séquence où Antonia photographie Pascal au téléphone, vous diffusez une chanson de Bérurier Noir en entier…
Bérurier Noir, groupe de punk mythique français, est contemporain de la période où se déroule le film. Ce titre-là, Salut à toi, évoque les luttes d’émancipation de ces années-là, luttes pour l’autodétermination, luttes paysannes ou tiers-mondistes, il le fait sur mode de scansion proche de la transe, mais aussi de manière presque comique.
Le son sale, live, pauvre même, me fait un effet semblable à celui de Maria Violenza, un peu plus tard dans le film, à la fin de la partie serbe. Elle est une artiste de punk sicilien d’aujourd’hui. Le titre, Quanu iu moru, est une reprise d’un titre de Rosa Balistreri, iconique chanteuse réaliste sicilienne, qui chante la vie en Sicile de son époque. Quannu iu Moru signifie « Quand je mourrai ». C’est un morceau issu du répertoire traditionnel sicilien. Balistreri l’a écrit pour ses camarades résistants en leur disant quoi faire après sa mort : lui apporter des fleurs rouges, chanter ses morceaux aux autres et ne pas se sentir seuls… C’est un requiem.
Vos décors ménagent des ouvertures, portes ou fenêtres, où la lumière circule…
Je tourne dans des endroits que je connais très bien, dans lesquels je vis et dont je peux presque anticiper la lumière en fonction des moments de la journée. Avec Josée Deshaies, qui signe l’image du film (et qui avait fait celle de mon premier court-métrage) et Toma Baqueni, le chef décorateur (qui a aussi travaillé sur mes deux films précédents), nous cherchons des axes de caméra et des durées de plans qui permettent à la lumière de bouger presque en temps réel, sous nos yeux. La lumière dans une tragédie permet aussi qu’on ne soit pas trop accablé par ce qui se joue.
Comment avez-vous composé votre casting avec Julie Allione ?
C’est un long processus qu’on met en place avec Julie, qui fait le casting de tous mes films, et est présente à chaque étape de leur élaboration. Il n’y a pas de méthode qu’on reproduirait film après film, on réfléchit en amont à comment nous allons nous y prendre pour tel film en particulier, au protocole le plus juste et puis aussi à celui qui nous intéresse ou nous amuse le plus.
Pour À son image, nous avions d’abord imaginé faire le film avec les actrices et les acteurs d’Une vie violente, car nous avions très envie de les retrouver et que l’idée d’une même troupe pour les deux films nous plaisait beaucoup. Mais nous butions sur la question des âges. Ils étaient déjà trop âgés pour le début du récit (qui a une grande place dans le scénario), mais trop jeunes pour la fin de l’histoire.
Cette question de l’âge et du temps qui passe (dans le roman, vingt-cinq ans se déroulent entre le début et la fin) a été un vrai casse-tête pour moi jusqu’à assez tard. Nous avons, avec Julie, pris la décision qu’il n’y aurait qu’une seule distribution d’actrices et d’acteurs proches en âge des personnages au début de l’histoire, mais ayant une maturité suffisante pour que le spectateur puisse croire à eux quand ils auraient trente ans dans le film. Nous avons donc commencé ou recommencé un casting depuis le début en se disant que le film se déroulerait non pas sur vingt-cinq ans, mais plutôt sur une quinzaine d’années, même si ça impliquait de condenser les temps et de rapprocher de manière un peu artificielle les repères historiques.
Ceci établi, nous ne souhaitions pas simplement constituer le casting, mais aussi rencontrer le plus de monde possible pour aborder frontalement les questions que le film pose, naturellement les questions politiques, mais pas que. Cette étape presque documentaire est aussi importante pour nous que de trouver celles et ceux qui vont incarner les rôles. Surtout que nous n’avions pas d’idées préconçues de ce que devraient être les personnages.
Vous avez donc choisi des gens imprégnés par le contexte politique de la Corse…
Dans un premier temps, nous n’avons pas fait passer de bouts d’essais à partir du scénario comme ça se fait habituellement, mais mené avec ceux qui se présentaient au casting des séances d’entretiens. Exactement à la même période, il y a eu les émeutes et l’embrasement de la rue corse après l’agression en prison d’Yvan Colonna. Bien sûr, cela a percuté ou orienté la façon dont les entretiens ont été menés par Julie.
Les acteurs qui ont finalement été choisis pour jouer les personnages principaux sont dans la vie particulièrement imprégnés de la réalité contemporaine de la Corse : Clara-Maria Laredo, qui joue Antonia, ou encore Marc’Antonu Mozziconacci, Andrea Cossu, Pierre-Jean Straboni, Savéria Giorgi, Barbara Sbraggia, Louis Starace, Harold Orsoni, mais aussi Paul Garatte, Antonia Buresi, Victoire Dubois, Alexis Manenti, Cédric Appietto avec qui je travaille souvent. C’est donc aussi leur façon de vivre ou de penser cette réalité qui crée une dynamique avec les personnages. Nous avons passé du temps ensemble pour réfléchir à tout ça, à cette histoire que le film raconte, à répéter, improviser, réécrire. Ce sont tous des acteurs d’une exceptionnelle intensité et intelligence de jeu.
Vous incarnez le prêtre, parrain d’Antonia. Un homme qu’on découvre vêtu de cuir, avant qu’il n’enfile sa soutane…
Je ne voulais surtout pas que ça soit quelque chose de méta : le réalisateur joue le prêtre, ça pèse tout de suite des tonnes ou bien alors ça renvoie à toute une tradition de cinéastes qui incarnent des prêtres et je ne voulais pas m’inscrire de cette manière-là. Finalement, le rôle est modeste, et ça m’a permis d’être dans le film et d’éprouver avec les actrices et les acteurs ce récit-là. Mais ce fut peu confortable pour moi, j’avoue.
Ce qui était très fort, ça a été le travail préparatoire. Je suis parti deux semaines « en immersion » au séminaire Saint Luc à Aix-en-Provence. J’ai été accueilli pendant la formation des prêtres et très touché par cette communauté prête à embrasser la vie pastorale. Ils m’ont laissé étudier avec eux durant leurs cours de christologie et de théologie morale ou d’histoire du christianisme. Cela a permis de mettre à jour mes représentations sur ce qu’est la pratique de la foi catholique aujourd’hui. La modernité de tout ça. Le directeur du séminaire possède une immense affiche du Parrain dans son bureau : nous avons beaucoup parlé de la culpabilité de Michael Corleone !
Comment avez-vous travaillé au montage et aux ellipses, en particulier ?
Nous avons monté plusieurs mois, avec Marion Monnier et Lila Desiles puis, comme sur mes trois derniers films, sur lesquels elles ont aussi travaillé, j’ai retourné toute une batterie de scènes pendant quelques jours. De nouvelles séquences que le film en train d’apparaître exigeait. J’aime beaucoup cette manière de travailler et que mon producteur soutient : on s’approche doucement en laissant le film arriver, on ne sépare pas toutes les étapes – écriture, tournage, montage – mais on essaye de les mélanger.
Nous voulions que le spectateur puisse rester en état d’éveil, en tout cas sur la même fréquence que celle des personnages. Qu’il ait la sensation que quelque chose se renouvelle sous ses yeux, d’une scène à l’autre sans même s’en rendre compte. Quelque chose dans le film doit faire bouger ce qu’on pense ou ce qu’on croit d’un personnage ou d’une situation au départ, nos perceptions premières.
À son image n’est pas un film sur le temps qui passe, plutôt sur le souvenir d’une époque révolue. Au-delà de ce qu’il y a d’assez mélancolique et que la voix off et les images d’archives accentuent, nous voulions aussi qu’un sentiment de présent s’empare du spectateur, qu’il soit traversé par ce qui touche les personnages, qu’il soit pris dans ce même mouvement qu’est le film.